« Jeanne était hypermnésique depuis très longtemps. Haute comme trois pommes, elle se souvenait de tout, de tout ce qui pénétrait sa peau d’éponge. Le moindre de ses contacts avec le monde lui faisait l’effet d’un tatouage indélébile – le tatouage des paroles qui fuient dans l’air transparent, celui des traits d’un visage ou des sourires et des colères fragmentant les jours, la marque imprimée à jamais des bouts de temps en savates écossaises, en baskets à la toile épaisse, et plus tard, en talons aiguilles capables de crever les yeux.

Qu’allait-elle faire de ce don, de ce genre de handicap, de ce truc si peu répandu dans son espèce en voie de disparition ?

Dans l’ère où elle naquit, aux premières heures du village global, avoir de la mémoire était plutôt une plaie, une chose à combattre. On aimait le spectacle des commémorations, mais la mémoire avait été expulsée hors des corps. C’était en tout cas ce que l’on croyait, et les croyances ont la peau bien plus dure que celle des éléphants. La courroie de transmission n’était maintenant plus très loin de la rupture. »

Journaliste indépendante, Rosa Sand (née en 1968) signe avec « Reflets vintage » un premier roman, intimiste et politique.